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Lettre de Philippe Lambercy à Frère Daniel de Montmollin, Pâques 1965

Mon cher Daniel,

Depuis plusieurs jours j’attends le moment qui me permettrait de t’écrire ce qu’il faudrait : de te transmettre sans faille ce qu’il y a dans mon cœur ; mais je dois convenir que l’existence quotidienne et mes moyens littéraires ne me mettront jamais dans cette situation privilégiée ; si bien que je ne puis espérer qu’à ta disposition amicale à lire entre mes lignes, que je devrais, pour l’occasion, faire larges.

La venue de ton livre La Poterie et sa lecture m’ont mis dans un état de grande activité émotive, et aussi dans un état d’angoisse. Le fait que tant de choses qui nous tiennent à cœur ont été dites, qu’elles aient en quelque sorte trouvé une première limite par le fait qu’elles ont été exprimées de cette façon, même si cette limite est située dans une dimension exceptionnelle, ce fait nous laisse nu et cela est la garantie d’une avance. Et c’est pourquoi je te serai d’une infinie reconnaissance d’avoir avec une discipline et une persévérance telles fouillé et pris conscience de ces essences afin que nous puissions nous appuyer sur des éléments que nous nous sommes incorporés maintenant et qui vont soutenir nos introspections futures.

Toute connaissance véritable à mon avis est celle qui résulte d’une émotion. C’est ça le climat de ton livre qui pour moi en fait la valeur. Toute connaissance qui part de ce choc entre la personne attentive et le phénomène qui délie l’intérieur de l’être comme si une fleur s’ouvrait dans la poitrine, ça c’est la source de connaissance qui mène l’être à s’ouvrir de plus en plus aux forces spirituelles.

Tout le nœud du développement de la vocation humaine est dans cette attitude. Ce que je trouve merveilleux avec notre métier c’est de pouvoir vivre d’une manière aussi tangible nos « pouvoirs » sur la matière que nous orientons, par une pente contre laquelle nous ne pouvons nous défendre, vers la « seule beauté ». Nous pouvons bien nous réfugier dans des attitudes moins affirmatives, mais notre espoir est la beauté, nos imaginations ont pour soutien le désir de la beauté, dont on peut, tout au plus du reste, pressentir les conditions qui y mènent.

Ce que j’aime aussi dans notre métier c’est ce que j’appellerai pompeusement notre vocation solaire. Il me semble qu’il y a quelque chose d’exceptionnel à rehausser cette argile sourde et définitivement (à notre vue humaine) amorphe, à prendre possession de la lumière par la forme tout d’abord et ensuite par l’émail qui ne se révèle que par elle ; avec ce que tu dis de la couleur. Cette vocation-là me préoccupe. Si on pense à la révélation de la lumière par les couleurs que nous rencontrons journellement sur des carrosseries ou sur des plastics, il semble là qu’on lui coupe ses « sources supérieures », alors que nous essayons, à travers un pot émaillé, de la faire pénétrer en nous comme une source de vie.

Cher Daniel, puissions-nous avoir encore suffisamment « d’illuminations intérieures » pour promouvoir ce métier et les fruits qu’il nous permet de créer afin qu’ils semblent être touchés par un souffle ou une vibration qui ouvrent à la vérité.

(…)

Si la vocation dernière de l’homme est vraiment surnaturelle, s’il doit vraiment une fois se détacher de la terre, il semble qu’il est loin encore d’avoir trouvé en elle tous les sucs qui doivent nourrir sa spiritualité. Et j’ai toujours le sentiment avec nos « géomètres », qu’ils tranchent trop tôt le cordon ombilical qui les relie à leur « mère nourricière ». Et qu’ainsi leurs belles facultés se manifestent avec brillant mais sans boussoles.

Ton livre est une boussole pour ceux qui en cherchent une, pour ceux qu’une inquiétude salutaire éveille encore à cette quête.

Tout ceci est mal dit mais fait tout de même le centre de ma réflexion présente : c’est pourquoi je te le livre sans apprêt.

J’ai passé mes vacances de Pâques à continuer mon four ; j’ai repris le revêtement isolant avec un matériau plus sûr et serai au bout dans une ou deux semaines. 

Le travail a été long, d’autant plus qu’il a été interrompu par cet interminable hiver. Il a absorbé le gros de mon imagination et j’ai vraiment vécu fortement la « promesse du feu ». On verra maintenant.

Cher Daniel, reçois en ce jour de Pâques, mes saluts fraternels et toute ma reconnaissance.

Philippe

https://www.atelier-philippe-lambercy.ch/fr/biographie/

Lettres d’un céramiste, Philippe Lambercy
ISBN : 978-2-908988-75-8