Sélectionner une page

M. Lan Yusong « m’a initiée à la céramique et aux antiquités (…) Ce n’était pas la ressemblance illusoire avec le réel que l’objet représentait qui nous intéressait, mais sa présence vivante. Le vieux Lan poursuivait : « Tente d’éprouver la plénitude de leur être dans l’espace du silence. Ils sont pleins du vide qui fait leur être. Nés du chaos de la matière en fusion, comme ils paraissent calmes et tranquilles pourtant…Perçois la réserve, la retenue avec lesquelles ils livrent leur histoire…Déchiffre-la, écris la relation qu’ils entretiennent avec le monde. Saisis l’intelligence pure de leur forme intérieure. Essaie de pénétrer l’univers organique de leur matière ; il apportera à ton œuvre une dimension cosmogonique. Tu dois percevoir au bout de ton pinceau le flux et le reflux de la matière qui leur a donné vie. N’oublie pas, mademoiselle Fa, la perfection de leur forme et leur maladresse. Elle est connaissance pure. Elle a le pouvoir de nous restructurer intérieurement. Aucun mot ne saurait traduire la joie qu’elle procure. Dans la clarté d’une glaçure ou la brillance lumineuse d’une porcelaine, nos pensées troubles disparaissent sans laisser de traces. L’objet est reposant. Il possède réellement un pouvoir magique sur l’individu qui le contemple. Inconsciemment, inlassablement, peut-être recherchons-nous l’esprit originel. Tu dois savoir que ces objets de lettrés sont un ressourcement infini pour le peintre, le point de départ de toute méditation, de toute création. Tu en auras besoin autour de toi, dans ton atelier. Je ne parle pas, ici, de « natures mortes » comme vous dites en Occident, mais de « natures vivantes ». Comme nous, ces objets portent l’émouvante patine du temps. Ils sont gardiens de secrets. Ne crois pas qu’ils se livrent facilement ! Quel souffle mystérieux les anime ? Imagine ce que va nous raconter cette coupe en forme de feuille de lotus où le jade et l’ambre dansent sur un socle tortueux ; la glaçure légère d’une coupe sur pied des Ming ; les boîtes à thé aux odeurs de camphre ; ce vase tripode à encens, gravé de veines de dragon ; ce pot en céladon dont l’embouchure représente l’Être suprême ; cette coupe de verre mouchetée de signes des constellations ; ce bassin en grès dont la marbrure représente le feu de l’énergie vitale ; ce plat en forme de châtaigne d’eau ; ce bac à bulbes massif et raffiné des Tang ; ce bol noir, luisant comme la Voie lactée, destiné à mettre en relief la clarté du thé ; ce brûle-encens de bronze incrusté de « tâches solaires » d’or ; ce vase-maillet d’une porcelaine rare, à glaçures unies « poudre de thé » ; cet assemblage de vases « sang-de-bœuf » ; ce bol lobé calorifuge en forme de fleur de lotus Song ; ces pots à alcool craquelés, mémoire vivante d’une nature sèche. Ces objets sont pour moi des îles de repos où l’âme va, par instants, puiser quelques pensées cachées de sérénité. »

Fabienne Verdier Passagère du silence, p.282-284

Editions Albin Michel, 2003